Maitre Turpijn : l’art de la jungle
Tuer silencieusement, anéantir à mains nues un poste hollandais… L’art de la jungle, celui de la survie à tout prix et du meurtre foudroyant, Guru Turpijn en a fait la terrible expérience. Enseigner maintenant cet art, de pair avec la passion de son pays, Guru Turpijn en fait un style de vie.
Introduction
Quand, en abordant le Penchak Silat, il y a maintenant trois numéros nous parlions d’une technique propre à un pays de forêts, nous ne croyons pas si bien dire.
Les explications de Maître Adytio Hanafi sur les gardes où d’étranges techniques sautées nous prouvaient de manière flagrante que le Penchak Silat est un art typique du monde humide de Bornéo, une technique de liane et de sous bois.
C’était aussi oublier que la forêt indonésienne recèle aussi des fauves.
Le Penchak Silat en Hollande
Nous en avons rencontré un aux portes de l’Europe, en Hollande. Maître Turpijn est le Pendekar du Penchak Silat en Hollande et en Europe. Pendekar, c’est-à-dire, fondateur, importateur.
Près de cinquante ans, le geste bref, le sourire fraternel où perce Sensei et Sifu en Indonésie est encore un combattant en exil. En exil de sa terre, dans le pays même de ceux qu’il avait chassé…
« C’est par conscience patriotique » nous raconte-t-il « que j’ai commencé ici à enseigner le Penchak Silat, il fallait créer une permanence de la culture indonésienne face à l’esprit colonialiste des Hollandais ».
On se prend à s’étonner ; le photographe et moi-même devions rapidement déchanter au cour d’une réception donnée en l’honneur des vingt ans du journal « Tong-Tong », périodique hollandais de langue indonésienne. Nous avions l’impression de revivre une soirée à la Kipling revue et corrigée par Jules Romains.
Vieux colons pleurnichards, anciens officiers au maintien condescendant, splendide impudeur des indonésiennes, dignité triste de quelques Pasilat (pratiquants du Penchak Silat) venus faire une démonstration dans une quasi indifférence amusée.
Guru Turpijn avait refusé sa présence. « Les Hollandais nous méprisent » dit-il.
Pas de protection
Et pourtant… Nous étions venus à cause d’un combat organisé par l’association néerlandaise « Black Belt ».
Divers styles devaient s’y heurter et l’on avait invité Guru Turpijn. Sa réponse avait été favorable accompagnée d’une exigence : aucun protection ! Sans doute les pratiquants du Kyokushinkai n’y auraient vu aucun inconvénient.
« Avec protections au K.O, c’est la force qui va primer » reprend-il « et pas la technique ».
Il est évident que pour cet homme torturé par les Japonais, pendant la seconde Guerre Mondiale, torturé par les Hollandais pendant la guerre de libération, la condition physique devient un problème.
Mais l’on comprend mieux l’attitude de ses adversaires éventuels quand on sait que trois karatékas en avaient fait un plus tôt la douloureuse expérience. Guru Turpijn les ayant mis proprement K.O.
Un homme hors-norme
La rigoureuse précision, la souplesse, la foule phénoménale des techniques que devait nous démontrer Guru Turpijn nous laisse rêveur. Il est quasi impossible de prendre cet homme en défaut.
Entre ses mains le Penchak Silat devient l’aïkido des techniques de poing. Les clés sont très nombreuses, les projections de même.
On se demande finalement si la technique a quelque chose à faire là-dedans… S’il ne s’agissait que d’intelligence pure du combat accompagnée de solides notions d’anatomie et d’expériences irremplaçables.
L’histoire de Guru Turpijn
« Guru Turpijn a commencé la pratique a 12 ans » nous raconte Maître Adytio Hanafi.
« Il entrait dans la secte Setia Hati Teratai qui n’est pas seulement un style, mais une véritable école philosophico-religieuse fondée par Suryodiwirjo dont la tombe à Madjun reçoit les hommages permanents des nombreux disciples.
Setia Hati, c’est la loyauté ; Teratai, la fleur de lotus. Cette dernière n’a pas été choisie en fonction de la symbolique bouddhiste mais parce que contrairement à ce que l’on croit en Europe, le lotus s’adapte à tous les terrains, humides ou secs ».
Plus tard ce sera la guerre et la révolution. Guru Turpijn abandonne sa vie de fermier prospère pour prendre les armes.
Ses qualifications en Penchak Silat le font sélectionner immédiatement dans le Penggempour Dalam ou Samber Njawa, l’équivalement chez nous des commandos de chocs.
Commando Siliwangi
Leur leader Sabaruddin opère alors une seconde sélection pour trouver ceux qui sont doués d’IImu (le Ki en indonésien) afin de les organiser en commandos de cinq hommes.
Ces commandos de maquisards sont chargés un par un d’attaquer les postes isolés hollandais.
Un seul homme pour anéantir un poste ! Ce qui ne signifie plus seulement force et courage mais aussi une bonne de sens tactique et de ruse. Ce qui explique sans doute le redoutable pouvoir d’anticipation de Guru Turpijn.
Le commando en outre, n’avait droit qu’à une seule arme, devant agir sans bruit pour ne pas être lui-même surpris : le Djalu porté au majeur…
C’est-à-dire une sorte d’ergot de coq utilisé dans les combats de gallinacé, aiguisé comme un rasoir et que l’on utilisait seulement d’estoc.
Le clin d’œil du tigre
Ce fut la guerre du Sakedappe moto ; ce qui signifie le clin d’œil du tigre ; le tigre qui ne veut pas attaquer racontent les anciens de la jungle, ferme les yeux un centième de seconde, c’est à ce moment qu’il faut attaquer ; il en est de même pour les hommes.
On saisit mieux désormais l’ensemble des techniques que nous demandons ensuite à voir exécutés lentement. L’esquive est systématique, l’enchaînement est obligatoire.
Après l’esquive sur une attaque de pied ou de poing, c’est la frappe à un point vital (souvent le visage et les testicules) que l’on assure en suivant l’adversaire jusqu’à ce qu’il ne manifeste plus aucune velléité de mouvement.
Le style Turpijn
Dans le style de Maître Turpijn, les gardes en contre sont très basses, celles en attaques assez haute ; peu de recherches des coups puissants, mais la rapidité et la précision priment, les clés sont innombrables et l’on assiste à une véritable démultiplication des armes naturelles.
Sur une technique, on n’utilisera pas seulement le poing mais aussi, en enchaînement aussi rapide que le coup lui-même, le revers du poignet, le coude.
L’énergie interne
Quand on parle de l’énergie qui prend le nom d’IImu en indonésien, on s’aperçoit que le mot secte n’est peut-être pas trop fort pour désigner les styles du Penchak Silat.
La force intérieur a ici véritablement valeur de magnétisme. C’est d’ailleurs une dominante du Setia Hati Teratai qui pousse à faire mourir les cinq sens, pour recevoir sans souffrir, annuler, renvoyer.
On se prend même à penser au chamanisme…
Mais contrairement à celui-ci qui reçoit la douleur, ici, on la provoque et on la recherche pour la dominer. Cela a parfois des résultats étonnants.
Prisonnier, Guru Turpijn fut immédiatement tabassé… A trois kilomètres de là, l’épouse du « tabasseur » hurlait de douleur, se plaignant de recevoir une pluie de coups invisibles…
C’est la seule chose que ne peut transmettre un Maître ou un guru : la force intérieure. Seul le travail personnel est apte à cultiver cette force.
Un style de vie
Nous avons quitté un personnage peu ordinaire, grand seigneur perdu dans les buildings de Harlem, rongé par un feu intérieur, animé par un rêve.
Il n’y a plus qu’un mode de passion qu’il veut communiquer pour exprimer l’essence même de sa civilisation : le Penchak Silat.
Article rédigé par Walter ANGUS pour le magazine Photo Cine Karaté